6.

Oreste Nava considère sans passion la faute dont il vient de se souiller. La saucière à la main, il s’est trouvé derrière la dame rieuse assise à la droite de Mr. Silvera au moment précis où ce dernier concluait son petit discours en chinois. Du vrai chinois, non le pidgin dont Oreste Nava garde quelques souvenirs de ses lointaines années à Singapour.

Immédiatement, la maîtresse de maison a voulu savoir de quoi il s’agissait. D’une poésie, ou plutôt d’une petite chanson du Sheu King – a expliqué en anglais M. Wang – dont Mme Wang ne se rappelait pas les paroles et que son honorable voisin a eu l’amabilité de réciter. Comme ses honorables commensaux le savaient, a ajouté M. Wang, le Sheu King, ou Livre des odes, était un recueil de très anciennes poésies chinoises rassemblées par Confucius lui-même, il y avait deux mille cinq cents ans.

Le renseignement a visiblement impressionné la maîtresse de maison et tous les présents, et la demande faite à Mr. Silvera d’une traduction immédiate en italien a étendu sur la table une nappe de silence, d’attente palpitante. C’eût été une sérieuse incorrection, un grave manque de tact que d’intervenir à ce moment avec une saucière, fût-elle en argent ciselé.

Mais Oreste Nava sait fort bien que ce sont là des excuses indignes de lui, des justifications a posteriori bonnes tout au plus pour un jeunot comme Luigi. Il sait fort bien qu’il a manqué à ses idéaux d’efficacité et d’imperturbabilité, qu’il est resté là, pétrifié, la saucière à la main et la lèvre pendante, oublieux du devoir, du service, de l’uniforme, attentif seulement à ne pas perdre un mot de la traduction, que ses souvenirs d’Extrême-Orient lui ont fait automatiquement aligner de haut en bas et de droite à gauche, comme se lit le chinois :

14. Gratte

10. Aime

5. Attends

1. Oublieuse

15. Tête

11. Mais

6. Je

2. Dame

16. Incertain

12. Ne

7. Près

3. Ta

17. Reste

13. Vois

8. Bastions

4. Beauté

 

 

9. Angle

 

Ch’ing nû, essaient-ils tous de prononcer, enthousiastes, ch’ing nû, oublieuse dame, qui a oublié le rendez-vous. Et lui, le pauvret, qui est là à se gratter la tête. Ch’ing nû : un joyau, un enchantement, un chef-d’œuvre !

Oreste Nava connaît bien ces débordements hyperboliques, mais la poésie lui a paru belle à lui aussi, une poésie simple, fraîche, gentille. Une poésie d’amour, que peut même apprécier le jeune Luigi, ou plutôt surtout le jeune Luigi. Et, la saucière toujours à la main, il s’est perdu dans une réflexion sur la vérité suivante, incroyable : il y a deux mille cinq cents ans, ou bel et bien trois mille ans, l’amour était déjà tel qu’il est aujourd’hui, plus ou moins. Mêmes situations, mêmes sentiments…

À ce moment, ses yeux qui divaguaient vers l’angle des bastions ont rencontré ceux de la maîtresse de maison, comme déjà d’innombrables fois au cours du dîner, en un dense échange de signaux muets. Pris en faute, le coupable s’est réveillé mortifié. Mais le regard de Madame la comtesse ne contenait pas le moindre reproche, il a glissé sur lui avec une indulgence infinie, une compréhension illimitée, pour se poser ensuite, extatique, sur Mr. Silvera (qui a refusé la sauce, comme du reste sa voisine).

Une grande chose que la sagesse orientale, se dit à présent Oreste Nava, tandis que la maîtresse de maison révèle à Mr. Silvera qu’elle a toujours énormément admiré, et même sporadiquement pratiqué les philosophies chinoise, japonaise, tibétaine et indienne.

— Ce sont des civilisations très intéressantes, déclare le Président de la Cuiller. Très, très intéressantes, que nous autres Occidentaux…

Mais ses considérations ne trouvent pas de public : sa cote est désormais clairement à la baisse, Oreste Nava l’a vue décliner peu à peu, depuis le consommé. Ce n’est pas à lui que la maîtresse de maison s’adresse pour exprimer ses affinités avec Confucius et Bouddha, sa foi (un bon cinquante-cinquante) dans la transmigration des âmes ; ce n’est pas pour lui qu’elle s’abandonne à une défense passionnée du gourou siculo-tibétain TuriddhAnandA, dont elle a suivi l’an dernier les cours de méditation à Ascona, peu avant l’arrivée de la police cantonale. Un homme d’une spiritualité supérieure, et justement pour cette raison calomnié par ses nombreux et envieux ennemis. Un homme qui sait donner à ses disciples ce détachement, cette paix intérieure, ce sens mystique de la vie qui sont, comme Mr. Silvera le voit sans aucun doute, complètement absents de la civilisation occidentale, si matérialiste et bêtement compétitive.

— Je trouve cependant que les valeurs fondamentales de l’Occident, objecte en tonalité mineure le Président de la Cuiller, bien qu’elles soient entrées…

Il ne peut continuer : une voix féminine domine la sienne.

— Je trouve que le tricot me tranquillise spirituellement plus que toute autre chose. Une belle manche raglan est un véritable exercice de concentration transcendantale, du moins pour moi. De même que le crochet.

C’est la princesse du 346 qui a parlé. Polémique, presque sarcastique.

Oreste Nava a déjà remarqué chez elle d’autres petits signes d’impatience, de nervosité, et il est clair que quelque chose, ce soir, ne lui plaît pas ; peut-être la conversation a-t-elle pris une tournure ennuyeuse à son gré, trop intellectuelle et historique, entre Titien, Bonaparte, Confucius et le discutable gourou Turid-dhAnandA. Dommage. Elle aurait besoin, elle aussi, d’un peu de cette sagesse orientale qui vous met au-dessus des petites contrariétés, des mesquins ressentiments de la vie.

Oreste Nava pense avec nostalgie aux jardins de Singapour, luxuriants de fleurs exotiques, auprès desquels semblaient bien insignifiantes les terribles rognes dans lesquelles le mettait le personnel autochtone, Chinois, Malais, Canaques, Indiens et autres fainéants de la région. Et, quand il s’aperçoit qu’en servant la salade le ch’ing tête de mule, l’oublieux Luigi, a « sauté » l’épouse du vice-président d’un groupe éditorial, le coup d’œil qu’il lui jette pour l’induire à réparer son erreur n’est pas l’équivalent optique d’un grand coup de pied au derrière mais paraît inondé de millénaire indulgence, de toute la philosophique, mystique compréhension que l’on peut rencontrer à l’est de Suez.

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